lundi 23 novembre 2009

Saucée de lacets

Il pleut des cordes.
Non, pas tout à fait des cordes, des lacets plutôt.
Oui, c’est exactement ça, sur les vitres des immeubles, se dessinent et s’entremêlent des centaines de petits cordons qui nouent les carreaux comme on lace ses chaussures. Je jette un œil sur celles du type à côté de moi Elles ne ressemblent à rien. A rien, ou à deux requins peut-être bien. Les semelles se sont désolidarisées du reste pour avaler, gueules béantes, les miasmes de boulevard, les rognures de bitume.
Il a suivi mon regard et m'a raconté sa vie de lèche-trottoir. Il m'a expliqué comment, pour survivre, les chaussures se font ramasse-miettes. Par temps de famine, elles happent les chiures d’asphalte, se gavent de toute la misère de la rue, s’emplissent la panse d’ordures et de fientes.
Il est des silences qui s’installent pour laisser place à la pudeur, des silences que l’on cultive soigneusement par décence, des silences pénitents, contrits. Construire des murs de non-dits, bâtir, pierre à pierre, un black-out de cailloux et s’y réfugier le temps de la repentance.
J’ai appris à y vivre dans ce bastion de scrupules et de honte, j’ai même appris à m’y sentir presque bien. Presque...
La pluie continue de s’écraser sur les fenêtres comme une giboulée de petit pois laissant sur les carreaux un nœud inextricable de cordelettes légumineuses. La nuit s’installe en plein après-midi.
Je le regarde, dans la pénombre. Le déluge de petits pois l’indiffère, de même que la cécité qui s’immisce chaque goutte un peu plus dans notre fin de journée. Je ne vois plus ses pieds mais je me souviens qu’il n’avait pas de lacets. Comme si ses chaussures les avaient avalés, engloutis, pour les recracher ailleurs, plus loin, sur les pavés d’une rue ruisselante de milliers d’autres lacets. Partout les égouts regorgent de tous ces cordons-macchabées, mâchés et dégueulés par autant de milliers de paires chaussures. Et aujourd’hui il pleut les lacets de tous les miséreux, désaxés et autres marginaux de la terre entière.

2 commentaires:

  1. J'ai fait une petite séance de rattrapage, puisque tu n'as pas de "Newsletter"on ne sait pas toujours quand tu publies (un peu comme moi, selon l'humeur et le temps)Et j'étais un peu absente, ces temps-ci, bref, tout ça pour dire que chacun de tes billets est un petit chef d'oeuvre de pertinence, d'humour et de tendresse. Chapeau

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