mercredi 7 avril 2010

Les herbes folles

Il y avait des fissures dans l’asphalte tout le long de la petite butte en haut de laquelle nous habitions lorsque j’étais enfant. Parfois, du creux de la brèche jaillissait une touffe d’herbe. Je me suis souvent demandé si c’était l’herbe qui venait briser le bitume, ou bien si elle profitait juste de l’orifice pour pousser là.

Je penchais pour la première la solution, j’aimais l’idée de cette pression de la masse végétale, que j’imaginais fragile et rebelle tout à la fois, sur le monde minéral, brut, massif, dominant. Ça me semblait être une juste revanche et je n’étais pas loin de penser que la lutte des classes se jouait là, juste sous mes pas. Mais je n’avais pas lu Karl Marx. Pas encore.

J’entendais récemment à la radio les chiffres des dernières enquêtes de l’INSEE. 8 millions de français vivent en dessous du seuil de pauvreté. Paradoxalement, le niveau de vie des plus riches s’est accru. Les inégalités se creusent, et ma consternation avec.

Il y a quelques jours, je me promenais avec ma nièce. Elle s’est émue devant un brin d’herbe qui semblait avoir brisé l’asphalte pour pousser là. Elle m’a regardé, l’air dubitatif. Est-ce que c’était possible ? Je n’ai pas eu le courage de lui avouer que non, de lui dire que les herbes, aussi folles soient-elles, ne peuvent pas fissurer le bitume. Et je me suis demandé si, plus tard, quand elle lirait Karl Marx et la lutte des classes, quelqu’un aurait le cœur de lui dire que ça non plus ce n’était pas possible.